Entretien avec l’auteure et réalisatrice Dominique Fischbach

Biographie Filmographie

Comment avez-vous fait la connaissance de Manon et sa famille, les protagonistes de ELLE ENTEND PAS LA MOTO ?

Dominique Fischbach : C’était il y a presque 25 ans. Je travaillais alors pour la collection documentaire culte Strip-tease et, dans ce cadre, j’étais à la recherche d’histoires vraies. J’avais envie de parler du handicap mais en l’abordant du point de vue de la fratrie. Parce que pour parler de l’humanité, j’ai le sentiment qu’il faut se situer à la marge. C’est ainsi que les choses deviennent plus saillantes. En abordant les liens intrafamiliaux via la surdité, cela permet un décalage qui joue comme un rôle de miroir grossissant sur ce qui se joue au sein de n’importe quelle famille. D’ailleurs, j’ai fréquemment filmé les marginalités, quelles qu’elles soient. Et puis il faut bien dire aussi que, chez moi, la famille est un sujet récurrent. C’est un théâtre formidable, intime et pas évident à pénétrer. Or, un jour, on me parle des parents de Manon, qui ont trois enfants dont deux sourds. J’arrive chez eux en région parisienne et, tout de suite, je reçois de leur part un accueil très chaleureux. Et puis cette petite Manon me tape dans l’œil. Elle a onze ans à l’époque et un humour incroyable. C’est extrêmement précieux. Car je sais d’expérience que le jour où il y aura des choses plus difficiles à filmer, il y aura moyen d’en rire. D’ailleurs, très vite, elle se moque de moi lorsque je ne l’écoute pas et me traite de sourde. Je reviens avec ma caméra, je commence à tester et je vois rapidement que j’ai à faire à une « graine d’actrice ».

Est-ce à partir de ce moment que vous vous dites que vous avez envie de la suivre sur plusieurs années ?

Ce n’était pas calculé. Mais il s’avère que j’aime cette jeune femme. Elle me touche, m’impressionne. J’aime sa sagesse. Elle a un vrai feeling avec les gens, en raison de sa surdité certes, mais aussi de son intelligence. Or Strip-tease refuse ce film intitulé Petite Sœur. Il est finalement diffusé en 2003 dans l’émission L’Œil et la Main sur France 5 où cette façon de réaliser en cinéma direct – pas de commentaire, pas d’interview, la dimension histoire en immersion- n’était pas usuelle. Or, dans les critiques concomitantes à la diffusion, je vois que Manon passe la rampe, qu’elle accroche les gens. Je reste en lien avec la famille et, sept ans après, en 2010 donc, je réalise, toujours pour L’Œil et la Main, Grande sœur. Car Manon est la grande sœur de Maxime qui connaît des difficultés. Et puis en 2022, je tourne Manon Maman qui aborde l’entrée de Manon dans la maternité. Après ce film, j’ai proposé à la famille de faire un film de cinéma. Ils ont dit oui parce qu’ils voulaient apporter un témoignage aux autres parents. Mais, avec le temps, nous étions devenus amis. J’ai donc d’entrée de jeu mis les choses au clair. Je leur ai dit : « Je vais vous bousculer ». Ils m’ont simplement répondu : « Viens ». C’était le moment où ils venaient d’acheter le chalet qu’on voit dans ELLE ENTEND PAS LA MOTO. Ces paysages, l’été, la lumière, cette solarité, ce nouveau départ, me semblaient idéaux pour évoquer une vie faite de beaucoup d’épreuves.

ELLE ENTEND PAS LA MOTO est constitué des archives de la famille, des rushes de vos films précédents avec eux et de ce que vous tournez, au présent, cet été-là. Comment ces différentes sources se sont-elles imbriquées ?

J’ai évidemment fouillé dans ce qu’avaient tourné les parents, Laurent et Sylvie. Il y avait en tout 80 heures ! J’avoue que je m’attendais à trouver des Noël et des anniversaires en plan large avec une caméra qui panote tout le temps. Or je me suis rendu compte qu’ils avaient vraiment tourné en séquence, qu’il y avait un sens du cadre, une écriture. Il faut dire que ce sont des gens qui ont le goût du cinéma. Sylvie, notamment, a vraiment un talent. On voit bien comment la caméra accompagne la vie de cette famille, comment elle protège aussi, dans les moments douloureux en jouant un rôle d’intermédiaire entre la réalité et eux. En termes de réalisation, bien entendu j’avais des idées. Mais ce genre de film s’écrit autant avant le tournage que pendant et après, lors du montage. Au départ, j’imaginais une forme plus éclatée. Mais je me suis vite rendu compte qu’il fallait que je tende la narration. Alors j’ai préféré me laisser inspirer par les séquences, par la façon dont une pouvait renvoyer à une autre. Par exemple la scène où Manon s’éloigne du groupe lors de la fête surprise précède celle où elle prend les commandes de son avion.

Ce jeu entre les images d’hier et d’aujourd’hui participe aussi à un trouble chez le spectateur. Les époques semblent se mélanger. Parfois, on ne sait pas si, sur une archive on voit Manon ou sa mère. On est aussi perturbé par la ressemblance entre Mathéo et son oncle Maxime…

Je me souviens d’une exposition que j’avais vue à La Villette sur les photos de famille. Elle m’avait à la fois passionnée et rendue nostalgique. Car elle permettait de réaliser combien nous sommes entraînés dans une suite perpétuelle. Les enfants deviennent des parents, puis des grands-parents… Ce sentiment de répétition est finalement assez vertigineux. Il y a nous, mais aussi un avant et un après. Dans le film, j’ai bien sûr joué de ces ressemblances, mais sans appuyer. Parce que personne ne remplace personne. Et évidemment que Mathéo ne remplace pas Maxime. Mais cela m’intéressait de le raconter. De dire qu’il n’est pas évident d’arrêter les répétitions. Que des ruptures sont nécessaires pour avancer. En fait, plein de questions affleurent parce que cette thématique de la famille est universelle. Après tout, c’est la première micro-société dans laquelle on évolue. Je voulais évoquer ce rapport au temps, la question de l’enfance, de la famille et de la famille choisie – qui est une proposition intéressante – en alternant profondeur et légèreté.

À quel moment le titre ELLE ENTEND PAS LA MOTO s’est-il imposé à vous ?

Il est venu très tard. J’étais plutôt partie sur des titres intellos. Mais ça ne me ressemblait pas… Or il arrive que le titre puisse naître des dialogues. Un dimanche, je parle du film et je raconte justement cet épisode de ELLE ENTEND PAS LA MOTO. Et ça m’a bien plu parce que, finalement, cela pourrait presque devenir une expression idiomatique. Je me vois bien dire à quelqu’un qui n’écoute pas ce qu’on lui dit : « T’entends pas la moto, toi ! ».

Plus que de la surdité, on a l’impression que ce film, métaphoriquement, parle de ce qu’on se dit, de ce qu’on peut entendre ou non des autres, au sein d’une famille…

Il ne s’agit évidemment pas pour moi de minimiser la surdité. Mais effectivement, il me semble que c’est une histoire sur la nécessité de communiquer. Sur combien, aujourd’hui, il est important d’arriver à s’entendre, au sens premier du terme. Nous sommes dans une époque d’excitation de la parole mais encore faut-il s’écouter… Bien sûr, je veux que ce film soit utile sur la surdité et l’inclusion. Mais c’est avant tout une œuvre sur la parole où on voit la difficulté à parler des absents. Tout comme le choix ou non de l’oralisme révèle la difficulté à entendre les besoins de l’autre. Alors, comme toutes les familles, celle de Manon n’est pas parfaite. Mais elle essaie. Je vois aussi dans ELLE ENTEND PAS LA MOTO une autre métaphore : celle de la fragilité de la vie. Car nous avons tous nos fragilités, nos impossibilités. Cette fragilité tient aussi au manque d’écoute des institutions. On le voit bien avec Maxime. Or c’est dangereux car, dans ces situations, c’est la vie même qui est en jeu.

Vous évoquez Maxime et, justement, votre film parle aussi de la présence des absents. Celle de Maxime mais aussi de Barbara, la grande sœur, dont, en tant que spectateur, on ne cesse d’espérer l’arrivée…

Mais moi aussi je me suis posé la question : est-ce qu’elle va venir ? Et j’ai vraiment essayé qu’elle soit là. J’avais envie, des années après, de filmer à nouveau Manon et sa sœur perchées sur les branches d’un arbre. Surtout que Barbara a beaucoup de choses à dire. Mais elle s’exprime beaucoup dans les archives. Dans une fiction, évidemment à un moment, je l’aurais fait surgir. D’où cette ambiguïté de la scène d’arrivée des voitures pour la fête surprise où on se demande si elle est dedans… Quant à la présence/absence de Maxime, je l’ai symbolisée par les sons, notamment les chants des criquets. J’ai été inspirée pour cela par le film Still Walking de Kore Eda dans lequel cette notion de présence/absence est illustrée par des papillons. Il y a aussi ces plans façon nature morte du chalet, vide. Pour moi, c’est le point de vue de Maxime.

Pour le son justement, comment avez-vous travaillé ?

Je n’ai pas voulu faire ce film entièrement du point de vue sonore de Manon. Alors bien sûr, quand elle enlève ses appareils par exemple, le point de vue est plus appuyé sur elle. Mais sinon, je dirais que le maître-mot, c’est la sensualité. Parce que c’est très sensuel, le son ! Donc je tenais à ce décor, à cette lumière, à ces cadres mais aussi à tous ces bruits de la nature qui permettent une immersion totale.

ELLE ENTEND PAS LA MOTO est aussi un film sur les corps. Les protagonistes pratiquent beaucoup de sports, effectuent des travaux dans la maison… Quant à Manon, elle est kiné…

C’est vrai que le corps compte beaucoup. C’est évidemment dû à Manon elle-même qui a une grande maîtrise de son propre corps. C’est une famille sportive aussi. Ses parents Laurent et Sylvie sont des bâtisseurs. Quand je les appelle, ils m’envoient des photos de bétonneuse ! Ils aiment construire. D’ailleurs, le mur que Laurent édifie dans le film, on peut le voir comme une métaphore de sa reconstruction.

Vous avez choisi de ne pas sous-titrer Manon dans le film…

Parce que j’estime qu’on la comprend. Cela demande une petite adaptation mais, voilà, il s’agit du respect de sa voix, de sa personne. Certains distributeurs ont été effrayés par cette décision. Ils craignaient qu’on ne la comprenne pas. C’est ce type de réaction qui m’a fait choisir Epicentre Films, pour qui il n’y avait pas de sujet. Nous avons échangé avec des exploitants, ils sont très conscients des problèmes d’accessibilité. Nous leur fournirons le film sous-titré en français, en SME (sous-titres pour les sourds et malentendants) ainsi qu’en audiodescription. Ils connaissent leur public et sauront adapter les projections suivant les nécessités.

Pensez-vous que vous aurez d’autres rendez-vous cinématographiques avec Manon à l’avenir ?

J’en ai très envie. Et j’ai notamment envie de filmer Manon âgée, avec des rides, des cheveux gris. Mais bon, comme j’ai pas mal d’années de plus qu’elle, je ne sais pas dans quelle mesure cela sera possible (rires). J’aimerais aussi filmer Mathéo qui grandit. On verra. Une chose est sûre : Manon est quelqu’un qui va m’accompagner artistiquement encore longtemps.

Entretien réalisé le 7 juillet 2025

 


Biographie

Dominique Fischbach est auteure et réalisatrice.
Elle grandit au Maroc puis s’installe dans la région de Nice.
Son premier documentaire Les voisins (2000), produit par le Forum des Images, reçoit un excellent accueil. Ce film lui vaut d’être remarquée par la mythique émission Strip-tease diffusée sur France 3. Elle tournera pour cette collection une quinzaine de films, courts, moyens et longs. Certains ont été édités en DVD.
Elle signe des documentaires de création et un court-métrage de fiction pour France TV, Canal +, ARTE et la RTBF.
Avec un regard sensible et généreux, elle explore de grands thèmes de société tels que la multiculturalité, l’émancipation des femmes ou l’engagement.
Parmi ses films les plus remarqués, Babel sur Scène, qui révèle des adolescents, joyeux et fiers, questionnant la migration et l’intégration, Liberté Lili, qui raconte le combat acharné d’une femme antillaise pour valoriser son territoire, Marie-Galante et Martinique Bikini qui s’attache à la condition de femmes martiniquaises.
En 2025, elle réalise, en cinéma direct, son premier long métrage pour le cinéma ELLE ENTEND PAS LA MOTO retrouvant à cette occasion Manon Altazin qu’elle filme dans son histoire familiale depuis 25 ans.

 


Filmographie

  • 2025 ELLE ENTEND PAS LA MOTO – Documentaire 94mn – Sortie cinéma
  • 2023 GROLAND – Sketches humoristiques – Canal +
  • 2022 MANON MAMAN – Documentaire 26mn – France TV
  • 2019 BABEL SUR SCÈNE – Documentaire 60mn – France TV
  • 2018 STAND-UP – Court-métrage de fiction 15mn – Canal + LIBERTÉ LILI – Documentaire 54 mn – France TV
  • 2015 MARTINIQUE BIKINI – Documentaire 52 mn – France TV
  • 2013 LA CLASSE DE MER – Documentaire 2x26mn – ARTE
  • 2007 L’AVENIR EN SURSIS – Documentaire 52 mn- France TV
  • 2005 ET DIEU CROQUA LA FEMME – Documentaire 52mn – RTBF
  • 2000-2012 STRIP-TEASE – 15 films courts-moyens-longs – VF Productions – France TV